VII
UNE SECONDE VIE

Bolitho se dirigea vers l’un des sabords du Thémis que l’on avait ouverts et posa la main sur la volée d’un faux canon en bois. Au soleil de l’après-midi, il était chaud comme du métal, comme s’il s’agissait d’une pièce réelle qui venait de tirer.

Le vaisseau amiral montrait un calme et une immobilité inhabituels. Près de lui, le Trucident mouillé, parfaitement dupliqué par son reflet sur la mer calme. Yovell, son écrivain, assis à la table, était occupé à la rédaction de dépêches : certaines d’entre elles étaient destinées aux différents commandants des deux escadres, d’autres atterriraient sur le bureau de Lord Godschale à l’Amirauté. La Thémis évitait lentement sur son câble et Bolitho vit se découvrir une langue de terre sous une brume immobile, faite surtout de poussière. Il entendait de temps à autre dans le lointain les aboiements rageurs de l’artillerie et songea aux fantassins qui se dirigeaient à bonne allure vers Le Cap. L’Amirauté paraissait si loin.

Jenour, penché sur l’épaule de Yovell pour vérifier quelque détail, s’épongea la nuque et la figure avec son grand mouchoir. Il essayait de donner le change : il était ainsi depuis la fin soudaine et violente de la Miranda. Après avoir sauvé l’équipage du brûlot, le Truculent avait fait voile, toute la toile dessus, pour se lancer à la poursuite de la frégate française, ou au moins pour aller renforcer le capitaine de vaisseau Varian et sa Fringante au cas où il se retrouverait face à elle. Varian était idéalement placé pour attaquer ou capturer tout bâtiment qui aurait tenté d’échapper aux effets dévastateurs du brûlot.

Mais l’ennemi était resté invisible et, moins de trois jours plus tard, ils avaient retrouvé La Fringante. Varian avait expliqué qu’il avait aperçu un autre vaisseau arrivant du large, il l’avait pris en chasse mais sans résultat. Bolitho s’attendait à ce que Poland exprimât quelques critiques après que les deux frégates se furent séparées, car on disait qu’il y avait quelques rats crevés entre ces deux-là. Pourtant, il n’avait soufflé mot. Et même, à y réfléchir, il n’avait pas manifesté la moindre surprise.

Bolitho essayait de ne pas trop ressasser la perte de la Miranda ni le désespoir de Tyacke, lorsqu’il était monté à bord depuis le canot du brûlot. La colonne de fumée noire était restée visible pendant plusieurs heures, bien après que le Truculent eut remis le cap sur le large.

Les soldats du général l’avaient certainement vue et cela allait leur redonner du cœur au ventre. Quant aux Hollandais, ils allaient comprendre qu’ils ne pouvaient plus compter que sur leur seul courage. Pourtant, en dépit de ses efforts, Bolitho n’arrivait pas à chasser de son esprit tous ces souvenirs. Il fallait qu’il se le dise. Cela avait été une grande fête, les gains étaient bien supérieurs à ce qu’il en avait coûté. Mais il ne pouvait pas oublier. Une fois de plus, il s’était laissé aller à trop bien connaître les gens. Trop proche de Simcox, de Jay et de cette vigie cornouaillaise inconnue, le natif de Penzance.

Quelqu’un frappa à la porte. Le capitaine de frégate Maguire entra dans la chambre, sa coiffure sous le bras.

— Vous m’avez fait demander, sir Richard ?

Il se tourna vers les fenêtres de poupe grandes ouvertes en entendant le bruit du canon qui grossissait sur les eaux bleues.

— Asseyez-vous, lui dit Bolitho avec un signe de tête.

Il s’approcha de la table, chaque pas faisant perler une nouvelle goutte de sueur. Si seulement… se retrouver à bord d’un vaisseau en pleine mer, sentir le vent. Et au lieu de cela… Il commença à feuilleter quelques papiers.

— Lorsque la campagne touchera à sa fin, commandant, vous ferez voile pour l’Angleterre. Ce sont vos seuls ordres. Jusqu’à cette date, vous vous mettrez avec quelques autres aux ordres du commodore Popham.

L’homme à la figure ridée ne manifesta rien. Peut-être pensait-il, comme d’autres au sein de l’escadre, que le brûlot et le sacrifice de la Miranda ne changeraient rien, que tout se terminerait par un massacre. On entendit un grand bruit dans la chambre à côté, un coffre que l’on tramait pour le monter sur le pont. Pour la première fois, Maguire s’exprima. Il avait longtemps servi sous les ordres de Warren.

En regagnant le mouillage à bord du Truculent, Bolitho avait pris conscience qu’il ne discuterait jamais plus avec Warren. Il était apparemment mort alors que les huniers du Truculent surgissaient devant la terre.

A présent, son secrétaire et son garçon rassemblaient les derniers effets du commandant pour les mettre à bord de l’un des transports qui les remporterait en Angleterre – mais où exactement ? se demanda-t-il. Warren n’avait pas d’autre foyer que son bâtiment, pas de parents, si ce n’était une sœur qui vivait quelque part en Angleterre et qu’il ne voyait que fort rarement, même lors de ses passages épisodiques dans un pays qu’il avait apparemment délaissé au profit des Antilles.

Fronçant le sourcil, Maguire lui demanda :

— Et que deviendra ce bâtiment, sir Richard ?

Les regards de Jenour et de Bolitho se croisèrent.

— On va sans aucun doute lui offrir un carénage et une remise en état qu’il a amplement mérités.

— Mais il est si vieux, sir Richard !

Bolitho ne tint pas compte de ses protestations.

— Pas aussi vieux que mon dernier vaisseau amiral – il avait involontairement répondu sur un ton assez vif et vit son interlocuteur sursauter : La guerre continue, commandant, nous avons besoin de tous les bâtiments disponibles. Des bâtiments capables de naviguer, de combattre et il faudra qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes.

Il s’approcha des fenêtres et se pencha par-dessus le rebord chauffé par le soleil pour regarder l’eau danser et clapoter autour du safran. On voyait les algues, la doublure de cuivre piquée et ternie par les ans. Cela lui rappelait l’Hypérion lorsqu’il en avait pris le commandement. C’était si lointain… Il ajouta amèrement par-dessus son épaule :

— Et la flotte de la Manche a besoin de bien d’autre chose que de canons en bois !

Cela signifiait que l’entretien était terminé. Il entendit la porte se refermer dans son dos, puis le mousquet du factionnaire claquer sur le pont.

— Vous pensez que j’ai eu tort, j’imagine ?

Jenour se raidit.

— Vient un moment où il faut, amiral…

Bolitho lui sourit, il se sentait pourtant las et irrité.

— Au fait, et que dit alors mon sage ?

Le visage de Jenour s’éclaira. Surprise, soulagement, il y avait tout cela chez lui.

— Je sais que je n’ai guère d’expérience, comparé à d’autres…

Bolitho l’arrêta d’un geste :

— Bien plus expérimenté que certains auxquels je pense ! Je suis désolé pour Warren, mais il n’avait plus rien à faire ici. Il était devenu une vraie relique, comme son bâtiment. A une certaine époque, cela n’aurait pas été trop grave. Mais les choses ont changé, Stephen, elles avaient déjà changé lorsque je suis entré dans la marine royale – il le regardait, l’air chaleureux : Il aura fallu le couperet de cette guillotine pour ouvrir les yeux à notre élite. Nous devons remporter cette guerre. Et nous devons aussi prendre soin de nos hommes. Mais l’heure n’est plus aux bons sentiments.

Allday arriva par l’autre porte.

— On vient d’apporter quelques tonneaux de bière, sir Richard. Apparemment qu’c’était pour ceux de la Miranda – il regardait Bolitho, les yeux embués –, sans ça, j’vous en aurais jamais parlé…

Bolitho secoua sa chemise pour la centième fois en remuant la tête.

— Je peux dire que je passe de sales moments depuis ce jour-là, mon vieux – il les regarda tour à tour : Je vais essayer de me corriger, pour mon bien comme pour le vôtre.

Allday le regarda d’un air méfiant, tel un cavalier qui ne connaît pas une nouvelle monture. Que voulait-il dire exactement ? Ce jour-là, parlait-il de la Miranda ou bien ressassait-il encore le souvenir de son vieux vaisseau amiral ?

— Y’a aussi un flacon de cognac pour vous, sir Richard. De la part du général, rien qu’ça.

Bolitho détourna son regard et observa la terre. Ses doigts jouaient avec le médaillon caché sous sa chemise humide.

— Sir David m’en a touché un mot dans la lettre qu’il m’a fait parvenir.

Il imaginait Baird quelque part, là-bas. Sous sa tente, à cheval, ou encore occupé à observer les positions ennemies. Se disait-il qu’il risquait de connaître la défaite, la disgrâce ? En tout cas, il n’en montrait rien.

Il lui avait écrit au sujet des Hollandais : « Ils vont se continuer à se battre, ou alors ils se rendront très vite. » Et à propos du brûlot : « On manque trop souvent de braves et trop souvent les oublie-t-on. Au moins, les autres ne mourront pas en vain. » Bolitho l’entendait presque prononcer ces mots, comme il l’avait entendu sur la plage le supplier de lui venir en aide. Baird terminait sa lettre par une description de son adversaire, le général hollandais Jansens, bon soldat et pas le genre d’homme à se battre jusqu’au bout pour rien. Cela signifiait-il qu’il était prêt à capituler devant Le Cap plutôt que de laisser une ville en ruines ?

Il croisa les bras sur sa poitrine, pris soudain d’un grand frisson, en dépit de la chaleur qui régnait dans la chambre.

Warren était mort, mais il avait l’impression qu’il était toujours là, qu’il le regardait et le détestait pour le sort qu’il infligeait à son bâtiment. Allday lui demanda :

— Vous vous sentez bien, sir Richard ?

Bolitho s’approcha des fenêtres et resta là à se chauffer au soleil, mais il grelottait. Il s’était imaginé un instant que c’était sa vieille fièvre qui revenait, celle qui avait manqué le tuer. Ce jour où Catherine s’était glissée dans sa couche. Il eut un sourire triste. Un épisode dont il n’avait même pas été conscient et dont il ne gardait aucun souvenir. Les soins dont elle l’avait entouré, la chaleur de son corps nu, voilà ce qui avait contribué à le sauver.

Peut-être Warren le surveillait-il ? Après tout, ils l’avaient immergé tout près d’ici après l’avoir lesté d’un boulet, dans des profondeurs où même les requins n’iraient pas le chercher. Maguire avait pris l’une des chaloupes et les marins avaient nagé jusqu’à ce que l’homme de sonde annonçât qu’il n’y avait plus de fond.

Le fusilier de faction devant la portière aboya :

— Officier de quart, amiral !

Le lieutenant de vaisseau arriva sur la pointe des pieds et se trouva en présence de son amiral. Bolitho se dit qu’ils savaient bien peu de choses de lui depuis qu’il était arrivé à leur bord. L’officier annonça :

— Le canot du Truculent vient de pousser, sir Richard.

— Très bien, monsieur Latham. Vous voudrez bien, je vous prie, présenter mes compliments au lieutenant de vaisseau Tyacke dès qu’il sera à bord. Il a exercé un commandement, souvenez-vous en.

L’officier se plia presque en deux pour disposer, encore plus surpris de ce que Bolitho se fût souvenu de son nom que par le contenu de ses instructions.

Ozzard apparut comme un bon génie sortant d’une lampe.

— Une chemise propre, sir Richard ?

Bolitho abrita ses yeux pour observer le canot qui s’approchait lentement de la Thémis, comme cloué à la surface par la brume torride. On avait l’impression qu’il n’avançait pas.

— Je ne crois pas, Ozzard.

Il songeait à sa chambre minuscule, à bord de la goélette. Une chemise propre et de l’eau douce à profusion y étaient considérées comme un luxe.

Tyacke allait se sentir assez mal sans devoir en rajouter. L’entretien qu’il allait avoir lui apparut soudain de la plus haute importance. Il ne s’agissait pas seulement de remplacer ce qu’il avait perdu, ni d’essayer de trouver une compensation après sa terrible blessure. Tout cela avait son importance, mais, jusqu’ici, Bolitho n’avait pas réussi à savoir dans quelle exacte mesure. Il finit par dire doucement :

— Voulez-vous me laisser seul, je vous prie ?

Il attendit que Yovell eût fini de ranger ses papiers. Son visage rondouillard était inexpressif, il était totalement absorbé dans ses pensées. Quelle différence avec Allday, et pourtant… Aucun de ces deux-là ne changerait avant d’arriver aux portes du Paradis. Il ajouta à l’intention de Jenour :

— Je souhaite inviter Mr. Tyacke à souper, et j’aimerais que vous vous joigniez à nous – le visage de Jenour s’éclaira –, mais, pour le moment, je préfère ne pas avoir de témoins.

Jenour sortit et vit la garde présenter les armes à l’officier qui montait à bord et se découvrait pour saluer le pavillon. Ce n’est plus que la moitié d’un homme, se dit Jenour. Mais en ce moment, il s’était détourné, dissimulant son horrible cicatrice, et il le voyait comme il était avant. Peut-être comme celui que Bolitho espérait faire revivre.

Allday s’effaça en apercevant Tyacke se diriger vers l’arrière et se baisser pour passer sous les barrots. Tyacke s’arrêta et lui dit d’un ton impassible :

— Tout le monde m’attend, n’est-ce pas ?

Il était visiblement sur la défensive. Mais Allday s’y entendait mieux que bien d’autres en matière d’hommes, et plus particulièrement en matière de marins. Tyacke avait honte. Honte d’être défiguré, honte d’avoir laissé perdre son bâtiment.

— Soyez gentil avec lui, commandant, lui répondit-il – et voyant l’air surpris de Tyacke : Il n’est pas encore remis de la perte de son vieux bâtiment. C’est comme s’il s’agissait de quelqu’un de sa famille, c’est une affaire intime.

Tyacke hocha la tête sans rien dire. La confidence que lui avait négligemment glissée Allday l’agaçait, dérangeait le discours qu’il avait mûrement préparé.

Allday s’éloigna et alla s’accroupir, pensif, près de la touque de cognac que les tuniques rouges leur avaient fait livrer. C’était étrange, lorsque l’on y pensait : Bolitho et Tyacke étaient faits du même bois. Si la vie n’en avait pas décidé autrement, ils auraient même pu échanger leurs rôles. Il entendit soudain Ozzard dans son dos :

— Inutile de vous intéresser d’aussi près à ce tonneau, monsieur Allday !

Il se tenait debout, bras croisés, l’œil sévère.

— Je vois très bien quand vous vous apprêtez à mettre le grappin sur du cognac.

L’artillerie à terre tira soudain une longue salve continue. On aurait dit les échos de coups de tonnerre au milieu de ces collines sombres et hostiles.

Allday posa sa main sur l’épaule du petit homme.

— Tiens, écoute-les ceux-là, mat’lot. ’Y savent même pas pourquoi y s’battent !

Ozzard eut un léger sourire :

— C’est pas comme nous autres, hein ? Cœur de Chêne !

Et il se mit en devoir de faire rouler le tonnelet vers les profondeurs ténébreuses de la poupe. Allday poussa un soupir : un bon petit coup de cognac lui aurait fait sacrément plaisir. Mais tous deux évitèrent soigneusement de jeter un œil à la grand-chambre, là où Warren était mort et où un autre allait se voir offrir une seconde vie.

 

Tyacke attendit que le factionnaire, qui regardait ailleurs, l’eût annoncé.

Il poussa la porte et aperçut Bolitho, près des fenêtres de poupe grandes ouvertes. L’amiral était seul. Il l’examina rapidement, il se souvenait des rares visites qu’il avait déjà faites à bord. Comme la première fois, il fut frappé par l’aspect impersonnel des lieux. Impossible d’y trouver la marque de son dernier occupant, qui avait pourtant vécu ici pendant si longtemps. Peut-être Warren n’avait-il aucune marque à laisser nulle part ? Il essaya de ne pas penser à tout le désordre, à cette impression d’être bien chez soi qu’il éprouvait dans ses quartiers si minuscules, si exigus, à bord de la Miranda. C’était bien fini, il devait s’en convaincre.

— Asseyez-vous, je vous prie – Bolitho lui indiqua une petite table sur laquelle on avait disposé une bouteille et deux verres : C’est aimable à vous d’être venu.

Pour se donner le temps de remettre ses idées en ordre. Tyacke fit mine de tirer sur les plis de la vareuse qu’il avait empruntée.

— Je vous prie d’excuser ma tenue, sir Richard. C’est tout ce que j’ai pu trouver à bord du Truculent, voyez-vous ?

— Je vois fort bien, acquiesça Bolitho. Tous vos effets reposent au fond de l’eau. Comme quelques-uns de mes biens les plus précieux.

Il s’approcha de la table, remplit les verres d’un vin du Rhin qu’Ozzard avait déniché on ne savait où.

— Je ne suis pas habitué à ce bâtiment, monsieur Tyacke…

Il se tut, la main levée, et tourna les yeux vers les fenêtres en entendant le son du canon dans le lointain.

— Je suppose que c’est ce qui nous sépare des soldats, nous, marins. Les marins sont en quelque sorte des tortues, ils emportent leur maison avec eux. Et ils s’attachent à cette maison, ils s’y attachent même sans doute un peu trop. Alors que le pauvre soldat ne voit guère que la terre nue devant lui.

Il se mit soudain à sourire par-dessus le rebord de son verre :

— Et dire que je sermonnais mon aide de camp sur la stupidité qu’il y a à faire du sentiment !

Il revint s’asseoir en face de Tyacke et étendit les jambes.

— Bon, parlez-moi de ceux qui étaient avec vous. Ce fusilier, par exemple : a-t-il regretté de s’être porté volontaire ?

Et Tyacke se lança dans le récit de leur longue et difficile progression contre le vent, à tirer des bords pour s’approcher des navires marchands. Il lui parla de Buller, si insolent, mais si merveilleux tireur. Et de Swayne, le déserteur, et de l’aspirant qui avait su trouver en lui le courage nécessaire à un moment où ils en avaient tant besoin. Tous ces fantômes reprenaient vie lorsqu’il narrait leur courage et leurs peurs.

Bolitho remplit une nouvelle fois les verres en se demandant s’ils étaient seulement conscients de la quantité d’alcool bue.

— C’est vous qui avez insufflé courage à ce garçon. Vous le savez bien, n’est-ce pas ?

— Sans lui, je ne serais pas ici, répondit simplement Tyacke.

Bolitho l’observait l’air grave.

— C’est le passé, parlons du présent. J’aimerais que vous soupiez avec moi ce soir. Nous ne parlerons pas de la guerre… non, nous laisserons libre cours à notre imagination. J’ai assez de soucis pour ce qui me concerne. Mais je me sentirais déchargé si j’arrivais à faire quelque chose qui me tient à cœur avant de quitter ces parages.

Tyacke pensa d’abord qu’il avait mal entendu. Souper avec le vice-amiral ? On n’était plus à bord d’une pauvre goélette et Sir Richard Bolitho avait cessé d’être simple passager. Il s’entendit qui demandait :

— De quoi s’agit-il, sir Richard ? Y a-t-il quelque chose que je puis faire ? Il vous suffit de demander. Les récents événements m’ont peut-être changé, mais le respect que je vous porte et ma loyauté sont toujours les mêmes. Et je ne suis pas du genre à manier la flatterie dans l’espoir d’en tirer une faveur, amiral.

— Croyez-moi, je sais par où vous avez dû passer et ce que vous endurez à présent. Nous sommes tous deux officiers de marine. La différence de grade nous sépare, mais nous pestons et jurons tous deux en constatant l’incompétence des autres, de tous ceux qui se soucient comme d’une guigne du pauvre matelot, tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes en péril.

Il se pencha un peu et continua à voix si basse qu’on avait peine à l’entendre au milieu des divers bruits, pourtant imperceptibles, du bâtiment.

— Mon défunt père m’a dit une chose un jour, j’étais alors plus jeune que vous n’êtes maintenant, à une époque où tout semblait se liguer contre nous. Voici ce qu’il me disait : « Désormais, l’Angleterre a besoin de tous ses fils. »

Tyacke écoutait attentivement, toute rancœur, tout désespoir oubliés. Il craignait presque de perdre une miette de ce que lui disait cet homme si réservé, qui lui en imposait. Cet homme qui aurait pu être son frère et non pas l’amiral que tous enviaient tant.

Les yeux de Bolitho étaient perdus dans le vague.

— Trafalgar n’y a rien changé. Nous avons besoin de bons bâtiments pour remplacer ceux que nous avons perdus et de vieux vaisseaux comme celui-ci. Mais ce dont nous avons besoin par-dessus tout, c’est de bons officiers, de marins d’expérience et pleins de courage. Comme vous.

— Vous essayez de me faire oublier la Miranda, sir Richard. Vous me demandez de redevenir simple lieutenant de vaisseau – l’expression de Tyacke avait subitement changé, il avait l’air de quelqu’un se sentant pris au piège, il semblait presque effrayé : Dans ce cas…

— Monsieur Tyacke, connaissez-vous ce brick, la Larne[3] ? il le voyait, submergé par le désespoir, confronté à un combat intérieur : Il appartient actuellement à l’escadre du commodore Popham.

— Capitaine de frégate Blackmore, fit Tyacke. Je l’ai croisé une ou deux fois.

Il en restait pantois.

Bolitho se pencha pour prendre l’un des documents rédigés par Yovell.

— Voici votre lettre de commandement. Leurs Seigneuries, à Londres, la confirmeront lorsqu’ils en auront le temps, mais vous êtes promu au grade de capitaine de frégate.

Il se força à sourire, ignorant la confusion et l’émotion que Tyacke n’essayait pas de dissimuler.

— Je verrai ce que peut faire mon aide de camp pour vous trouver sans délai une tenue plus convenable !

Il se tut, remplit de nouveau leurs verres avant de reprendre :

— Auriez-vous la bonté d’accepter, de le faire pour moi en tout cas, si vous ne trouvez pas d’autre raison ?

Tyacke se leva sans s’en rendre compte :

— Bien sûr, sir Richard, et je n’ai pas besoin d’autre explication !

— Ecoutez, fit Bolitho en se levant, l’oreille aux aguets.

— Qu’y a-t-il, sir Richard ?

Avant même de se retourner, il surprit une émotion dans les yeux de Bolitho : il se trahissait à son tour comme lui-même l’avait fait quelques instants plus tôt.

— Les canons, dit lentement Bolitho, ils se sont tus – et se tournant vers lui : Cela signifie, commandant, que tout est terminé. L’ennemi s’est rendu.

Quelqu’un frappa discrètement à la porte et Jenour fit irruption dans la chambre.

— Je viens tout juste d’entendre, sir Richard !

L’amiral lui fit un grand sourire, un sourire dont Jenour se souviendrait toute sa vie.

— A présent, nous pouvons rentrer chez nous.

 

Le capitaine de vaisseau Daniel Poland, debout, bras croisés, observait ses marins qui, dos nu, se bousculaient à leurs postes. A l’avant, près du cabestan, on entendait un violon accompagner le chanteur, un vieux marin dont la voix portait étonnamment :

 

Quand on canonnait ces damnés môssieurs,

On avait du bœuf et de la bière.

A présent, c’est gosier sec et ventre creux,

Qu’y nous laissent dès qu’y craignent guère.

 

Et entre chaque couplet, un quartier-maître bosco criait : Virez ! Virez donc ! La main dessus si vous voulions revoir not’vieille Angleterre !

Le second se mit à toussoter :

— L’amiral, commandant.

Poland détacha son regard des silhouettes occupées sur le pont ou dans les vergues.

— Merci monsieur Williams, mais nous n’avons rien à cacher.

Il salua Bolitho qui arrivait sous la bôme de brigantin. Au soleil couchant, son visage et sa poitrine prenaient des teintes cuivrées.

— Nous sommes prêts à appareiller, sir Richard.

Bolitho écoutait le crincrin et la voix profonde du chanteur. Qu’y nous laissent dès qu’y craignent guère. Une chanson qui venait de la nuit des temps, agrémentée de diverses variantes adaptées à la campagne ou à la guerre en cours. Bolitho se souvenait avoir entendu son père en parler, après la bataille de Quiberon. Le désespoir du marin, de tous ceux qui se battent plus souvent qu’à leur tour et meurent.

Le couchant était superbe, songea-t-il, peu de peintres auraient réussi à en rendre les nuances. La mer, la chaîne de la montagne de la Table dans le lointain, les vaisseaux à l’ancre, tout prenait des teintes de métal en fusion. La brise de terre donnait seule un peu de vie au tableau, des lames molles progressaient vers les ombres, agitant un peu les coques et bouillonnant doucement à l’arrière. On sentait encore les dernières chaleurs du jour et Bolitho se demanda pourquoi Poland ne manifestait pas plus d’enthousiasme à l’idée de s’en aller.

Il entendait les claquements secs du cliquet sur le tambour du cabestan, les cris rudes du bosco qui encourageait les marins à pousser sur les barres de tout leur poids.

Il se tourna vers les autres vaisseaux dont les rangées de sabords ouverts ressemblaient à des yeux attentifs. Ils avaient fait leur part et, comme un nuage de poussière tombait sur la montagne de la Table, il prit une lunette pour voir le pavillon britannique flotter sur la grande batterie. Il y resterait désormais.

Quelques bâtiments de l’escadre qui avaient déjà appareillé étaient sortis de la baie pour entamer leur longue traversée vers l’Angleterre : deux vaisseaux de ligne, cinq frégates dont La Fringante de Varian et une flottille de petits bâtiments divers. Ces renforts seraient plus que bienvenus, à l’heure où l’Angleterre guettait la prochaine initiative de l’ennemi. Les autres, dont le Thémis, devaient suivre un peu plus tard, lorsque l’armée aurait assuré le contrôle total du Cap et des différents mouillages qui leur offriraient des bases d’appui contre d’éventuels arrivants. Les carcasses calcinées des deux navires de la Compagnie des Indes leur rappelleraient si besoin à quoi menait le manque de vigilance.

Il revoyait le visage de Tyacke lorsqu’ils avaient échangé une dernière poignée de mains, le ton de sa voix lorsqu’il lui avait déclaré : « Je vous remercie de m’avoir permis de vivre une seconde vie, sir Richard. »

— Plus tard, lui avait répondu Bolitho, vous me vouerez peut-être aux gémonies.

— Je ne crois pas. La Larne est un beau bâtiment. Elle ne va pas être facile, après la Miranda – il avait prononcé son nom comme quelqu’un qui parle d’un ami disparu –, mais elle et moi, on finira bien par se respecter !

La Larne avait déjà disparu dans la pénombre, mais Bolitho voyait encore son fanal de mouillage et devinait que Tyacke devait être sur le pont pour assister à l’appareillage du Truculent.

Des ombres allaient et venaient sur la dunette et Bolitho s’écarta un peu pour laisser la place au commandant. Il aperçut Jenour près des filets, une étroite silhouette se tenait près de lui. L’homme fit un geste pour s’éloigner, mais Bolitho lui dit :

— Quelle impression cela vous fait-il, monsieur Segrave ? Une mission si brève, mais tant d’expériences ?

Le jeune garçon le fixa :

— Je… je suis content d’avoir été là, sir Richard.

Et il se détourna. Ses cheveux volaient dans le vent tiède. Le cabestan cliquetait de plus en plus vite, le long câble rentrait à bord. Bolitho regardait l’aspirant, il revoyait Tyacke, il se rappelait ses propres débuts à la mer, lorsqu’il partageait plaisirs et dangers avec d’autres aspirants semblables à Segrave.

— Mais vous regrettez de repartir ?

Segrave hocha lentement la tête et en oublia un instant qu’il causait avec un vice-amiral, ce héros qui faisait tant parler les autres.

— J’espère seulement que, lorsque je serai retourné à bord de mon ancien bâtiment… – il n’eut pas à terminer sa phrase.

Bolitho regardait le canot de rade dériver lentement par le travers, avirons mâtés pour rendre les honneurs. Debout tête découverte, un enseigne saluait sa marque frappée à l’avant.

— Vous n’êtes ni trop jeune ni trop vieux pour que l’on vous brise ainsi le cœur – Jenour tendit l’oreille. Le courage consiste en autre chose. Je crois que vous aurez bien le temps de vous tracasser lorsque vous aurez regagné votre bord.

Jenour aurait eu envie de sourire, mais il y avait quelque chose de si intense dans le ton de Bolitho. Il savait que Yovell avait déjà rédigé une lettre pour le commandant de Segrave. Cela devrait suffire. Dans le cas contraire, ce commandant apprendrait vite que Bolitho pouvait se montrer impitoyable lorsqu’il était question de mauvais traitements.

— Merci, amiral.

Bolitho se pencha par-dessus les filets de branle en songeant à tous les milles qui les attendaient. La traversée risquait d’être bien plus longue qu’à l’aller. Et que trouverait-il en rentrant ? Catherine éprouverait-elle toujours les mêmes sentiments après cette séparation ? Lorsqu’il releva les yeux, l’aspirant avait disparu. Jenour lui dit :

— Il va s’en tirer, sir Richard.

— Vous étiez donc au courant ?

— J’en avais deviné une partie, Allday m’a raconté le reste. Il a dû vivre un enfer. On n’aurait jamais dû lui faire prendre la mer.

— Contrairement à nous, fit Bolitho avec un sourire. Et même contrairement à vous.

Il sentit son cœur battre à tout rompre en entendant quelqu’un crier de l’avant :

— A pic, commandant !

Les coups de sifflet reprirent de plus belle, un homme qui traînait à rejoindre les autres aux bras et aux drisses poussa un juron en recevant un coup de garcette.

Le second arriva pour rendre compte :

— Ancre à pic, commandant !

— Larguez les huniers.

Poland semblait calme, comme ailleurs. Bolitho se demandait ce qui pouvait bien parvenir à l’émouvoir. Pour quelle raison détestait-il Varian à ce point, qu’espérait-il, en dehors d’une promotion ?

Il leva les yeux vers les vergues. Les silhouettes des gabiers qui se battaient pour libérer les voiles étaient comme écrasées, rapetissées. Sur le pont, d’autres marins se tenaient prêts aux bras, parés à transformer un vaisseau immobile en un pur-sang impétueux. Quel serait leur sort, lorsque le Truculent aurait rejoint l’Angleterre ? Resteraient-ils consignés à bord en attendant les ordres, ou bien seraient-ils débarqués pour rejoindre d’autres vaisseaux afin de renforcer le contingent de terriens et les victimes de la presse qui ignoraient tout de la mer et de la marine ? Le violon avait entonné un air plus guilleret, le cabestan tournait encore plus vite, comme pour hâter leur départ.

— Lorsque nous arriverons en Angleterre, Stephen, ce sera l’été. Comme le temps passe vite !

Jenour se retourna. Son profil était caché dans l’ombre comme si, à l’image de Tyacke, il n’avait qu’une moitié de figure.

— Ce sera l’année de la victoire, sir Richard !

Bolitho lui prit le bras. Décidément, l’espoir chez les jeunes ne connaissait pas de limite.

— J’ai passé l’âge de croire aux miracles !

— Haute et claire, commandant !

Bolitho s’accrocha aux filets. Le bâtiment commença à prendre de l’erre, on finit de hisser l’ancre pour la caponner. Même cela symbolisait l’une des différences qu’il avait ressenties ici : lorsqu’ils jetteraient l’ancre en Angleterre, dans un autre hémisphère, ce serait de l’autre bord.

Le Truculent commença à abattre, toutes voiles faseyantes dans le plus grand désordre. Des silhouettes sombres jaillissaient de toutes parts pour le rendre manœuvrant. Hull, le maître pilote, cria :

— Allez, tiens bon ! Comme ça !

Bolitho l’observait, lui et ses timoniers, cramponnés aux deux rangées de manettes, les yeux brillants dans le soleil mourant. Il songeait à Simcox, qui aurait dû devenir un jour un autre Hull. C’était ce qu’il avait le plus désiré au monde. Mais pas au point d’abandonner son ami lorsqu’il avait eu besoin de lui. Il ajouta : « C’est le destin. »

— Amiral ? demanda Jenour en se tournant vers lui.

— Je réfléchissais, Stephen, quelque chose qui me traversait l’esprit.

Les huniers commençaient à se raidir et le pont se stabilisa. Le Truculent dirigea son boute-hors sur la pointe, puis, au-delà, sur le grand large aux couleurs cuivrées.

— En route ouest-quart-suroît, commandant !

Poland avait les lèvres serrées.

— Lofez un quart, serrez le vent autant que possible – il attendit que le second fût revenu à l’arrière : Envoyez misaine grand-voile et cacatois dès que nous serons au clair, monsieur Williams.

Il jeta un rapide coup d’œil à Bolitho qui se tenait toujours près des filets :

— Et pas de fausse manœuvre.

Bolitho resta sur le pont jusqu’à ce que la terre et les navires au mouillage eussent disparu dans l’obscurité. Il attendit que le monde se fondît en gerbes d’embruns et en traînées phosphorescentes, cet instant où le ciel devient si noir que l’on ne voit plus la limite avec l’océan. C’est alors seulement qu’il descendit. Ozzard s’activait à préparer un en-cas tardif.

Bolitho s’approcha des fenêtres de poupe, recouvertes d’une couche de sel et constellées d’embruns. Il rêvait à ces années pendant lesquelles il avait commandé une frégate. Appareiller était toujours quelque chose d’excitant, cela vous donnait un sentiment de liberté très précieux. Quel dommage pour Poland qu’il fut incapable de voir les choses ainsi… Ou peut-être comptait-il seulement les jours qui lui restaient à courir avant qu’il fût déchargé de ses responsabilités – qui consistaient à veiller sur un vice-amiral.

Il leva la tête en entendant des bruits de pas étouffés sur le pont, des voix qui dominaient à grand-peine le fracas des voiles et du gréement. Rien ne changeait air fil des ans, songea-t-il. Il aurait encore pu être là-haut, à prendre les décisions qui s’imposaient, à conduire son bâtiment et à en tirer le maximum. Il eut un sourire triste : non, il ne s’y habituerait jamais.

Il gagna sa chambre à coucher tout à côté, s’assit près du coffre grand ouvert et se regarda dans la glace fixée au couvercle.

Tout le monde le croyait plus jeune qu’il n’était. Mais elle, qu’en penserait-elle lorsque les années auraient passé ? Il songea brusquement aux jeunes officiers qui étaient sans doute confortablement installés plus bas à savourer leur premier repas hors du port, ils avaient invité Jenour à venir leur raconter qui était vraiment celui qu’il servait. Cela pourrait peut-être contribuer à dissiper toutes les rumeurs qui couraient sur son compte. Il se regardait dans la glace, sans complaisance, comme s’il passait l’inspection de tenue d’un subordonné.

Il avait quarante-neuf ans. Le reste n’était que flatterie. Voilà quelle était l’amère vérité. Catherine était une femme ravissante, passionnée, une femme pour qui n’importe quel homme se serait battu, aurait même perdu la vie s’il était vraiment un homme. Elle devait faire tourner toutes les têtes, à la Cour comme à la ville. Il s’en trouverait peut-être pour tenter leur chance, maintenant que tout le monde était au courant de leur amour, de leur aventure plus précisément comme le disaient certains.

Il repoussa la mèche blanche qui pendait sur son front. Il se détestait, il savait qu’il était stupide, plus bête encore qu’un aspirant énamouré.

Je suis jaloux et je ne veux pas perdre son amour. Car elle est toute ma vie et, sans elle, je ne suis rien.

Il aperçut Allday qui le regardait par la porte. Ce dernier lui demanda :

— Ozzard doit-il servir le vin, sir Richard ?

Puis il vit son expression et crut deviner ce qui le troublait. Il avait souffert de la quitter, les retrouvailles risquaient d’être plus rudes encore, avec tous ces doutes qu’il traînait derrière lui.

— Je n’ai pas faim.

Il entendait la mer gronder contre la coque, comme un être volontaire, et comprit que le vaisseau commençait à plonger dans les grandes lames de l’océan, sans plus bénéficier de l’abri de la terre.

Si seulement il pouvait avancer plus vite et avaler les lieues…

— Vous en avez fait beaucoup, sir Richard, lui dit Allday. Vous n’avez pas ménagé votre peine depuis l’instant où nous avons atterri. Demain, vous vous sentirez comme avant, vous verrez.

Bolitho se regardait dans la glace. Je ne le laisserai jamais tranquille.

Mais Allday insistait :

— Vous avez un bon morceau de porc avec de la chapelure, exactement comme vous l’aimez. Vous serez pas beau à voir après quelques semaines de ce régime !

Bolitho se retourna.

— Demain, j’aimerais que vous me coupiez les cheveux – et voyant qu’Allday restait muet, il ajouta, irrité : Vous pensez sans doute que c’est stupide !

Allday répondit, le plus diplomatiquement possible :

— C’est-à-dire, sir Richard, j’voyons bien que les jeunes fous du carré se piquent de suivre cette nouvelle mode – il secoua son catogan et ajouta d’un ton réprobateur : Pour moi, j’vois guère à quoi ça mène.

— Vous le ferez ?

La figure burinée d’Allday se fendit d’un triste sourire.

— Bien sûr que je le ferai, sir Richard.

Mais il comprit soudain ce qui se cachait de si important derrière cette demande.

— ’peux vous dire une chose, sir Richard ?

— Vous en ai-je jamais empêché ?

— Non, fit Allday en haussant les épaules, pour ainsi dire jamais. Enfin, pas trop souvent.

— Alors lâchez le morceau, espèce de brigand.

Allday poussa un soupir de soulagement, il le retrouvait. Cette lueur dans ses yeux gris, son ami et pas seulement son amiral.

— J’ai bien vu c’que vous avez fait pour Mr. Tyacke…

— Mais n’importe qui en aurait fait autant ! coupa Bolitho.

Allday campait sur ses positions.

— Non, personne n’aurait levé le petit doigt et vous l’savions bien, vous d’mand’pardon.

Ils se faisaient face comme deux hommes qui vont en venir aux mains. Bolitho dit enfin :

— Allez, crachez-le.

— Je pense juste qu’il serait honnête que vous gardiez une part du gâteau pour vous, ça y’a pas d’dout’ !

Il fit la grimace et mit la main sur sa poitrine. Bolitho s’alarma immédiatement.

— Voyez ben, sir Richard, comment qu’vous êtes à l’instant ? Vous vous inquiétez pour moi, vous pensez à qui on veut, sauf à vous !

Ozzard se manifesta discrètement en faisant un peu de bruit dans la grand-chambre et Allday conclut d’une voix ferme :

— Vot’dame vous aimerait encore même si vous ressembliez à ce pauv’ Mr. Tyacke.

Bolitho se leva.

— Je vais peut-être manger un morceau, après tout – son regard passa d’Allday à Ozzard : Avec vous deux, je ne serai jamais en repos.

Et comme Ozzard se penchait pour lui servir du vin, il ajouta :

— Ouvrez donc le cognac du général – et à Allday : Baird ne se trompait pas sur votre compte. On aurait de l’usage pour quelques milliers de gens comme vous !

Ozzard remit la bouteille de vin au frais en songeant tristement à la cave magnifique qu’elle lui avait offerte et qui reposait quelque part au fond de l’eau dans l’épave disloquée de l’Hypérion. Il avait surpris l’échange de regards entre Bolitho et son maître d’hôtel tout bourru. Il y avait quelque chose entre eux, un lien que rien ne pourrait briser.

— Servez-vous de cognac, Allday, lui ordonna Bolitho, et fichez-moi le camp.

Allday passa la portière de toile et jeta un coup d’œil à l’arrière pendant que Bolitho s’asseyait à table. Il s’était si souvent tenu derrière lui dans un canot ou dans une chaloupe. Il portait toujours ce catogan de cheveux noirs par-dessus son col. Que ce fût lorsque la mort et le danger étaient partout, que ce fût dans les moments de bonheur, il l’avait toujours connu ainsi.

Il referma la portière derrière lui et fit un petit clin d’œil au factionnaire immobile. Peu importait qui avait tort ou raison, il était inutile de faire le tri lorsque l’on avait tant de gens contre soi. Bolitho et sa dame s’en sortiraient. Il sourit intérieurement, il la revoyait, lorsqu’elle avait pris le temps de causer avec lui. Une vraie femme de marin. Quant à ceux qui tentaient de les séparer, ils en seront remis au jugement de Dieu.

 

Au cours des jours et des semaines qui suivirent, le Truculent tailla péniblement sa route cap au nord-ouest vers les îles du Cap-Vert, confronté à des vents qui changeaient sans arrêt et semblaient n’avoir pour seul but que de le ralentir un peu plus. Bolitho se renfermait en lui-même, bien davantage encore qu’à l’aller.

Allday savait bien que c’était parce qu’il n’avait rien à imaginer ni à préparer, même pas la vie courante du bâtiment, rien qui ne puisse lui changer les idées. Jenour avait lui aussi remarqué ces changements lorsqu’il avait repris sa promenade quotidienne sur le pont. Il était entouré par les hommes du Truculent, mêlé à la routine des tâches comme à bord de n’importe quel bâtiment de guerre, et il restait pourtant si seul.

Chaque fois qu’il montait sur le pont, il étudiait la carte ou écoutait les leçons de méridienne que donnait le maître pilote aux aspirants. Poland ne voyait sans doute pas cela d’un bon œil et prenait comme une critique muette le fait que Bolitho se penchât sur les calculs et sur l’estime.

Bolitho s’en était même pris à Jenour pour des vétilles, et s’en était excusé presque aussitôt. Les yeux perdus dans la contemplation de cette mer vide, il lui avait dit :

— Cette attente me tue, Stephen !

Pour l’heure, il dormait profondément sur sa couchette après être resté éveillé la moitié de la nuit, tourmenté par des rêves qui l’avaient laissé tout tremblant.

Catherine le regardait, d’un œil tout attendri, puis elle éclatait de rire en laissant sans résister un autre homme l’emmener. Catherine, si souple et si abandonnée entre ses bras, puis qui s’éloignait. Il s’était réveillé en criant son nom.

Cela faisait exactement sept semaines et deux jours qu’il avait vu disparaître dans la nuit la montagne de la Table. Il se tourna de l’autre côté, haletant, la bouche sèche, essayant désespérément de se souvenir de son dernier rêve.

Il eut un mouvement de recul en voyant Allday accroupi près de sa couchette. Son visage était noyé dans l’ombre et il lui tendait une tasse fumante. Il retrouva ses esprits – et ses réflexes – et lâcha d’un ton très sec :

— Qu’y a-t-il, mon vieux ?

D’un geste empreint de terreur, il porta la main à son visage, mais Allday murmura :

— Tout va bien, sir Richard, ce sont vos yeux qui vous jouent des tours.

Il se laissa tomber de sa couchette et suivit Allday dans la grand-chambre. Il n’avait pas touché à sa tasse de café.

Le vaisseau semblait toujours noyé dans l’obscurité, alors que la mer était déjà plus claire, toute lisse, comme de l’étain poli.

Allday le conduisit vers une fenêtre de bordé et lui dit :

— Je sais qu’il est un peu tôt, sir Richard. La bordée du matin vient de monter.

Bolitho contemplait fixement le paysage, les yeux lui en piquaient. Allday continua de sa voix rude :

— Je me suis dit que vous auriez envie que je vous réveille, quelle que soit l’heure.

Dans ces parages, plus de soleil flamboyant ni d’aube radieuse. D’un revers de manche, il essuya la vitre épaisse couverte de sel et aperçut enfin une pointe de terre émerger dans la brume grisâtre. Les lames jaillissaient comme des fantômes déchaînés et leur grondement se perdait dans le lointain.

— Vous avez reconnu l’endroit, mon vieux ?

Il sut sans le voir qu’Allday hochait la tête, mais gardait le silence. Peut-être était-il tout simplement incapable de parler.

— Le Lizard ! s’exclama Bolitho. Pour un atterrissage, on ne pouvait pas rêver mieux !

Il se leva du banc sur lequel il était assis et examina toutes les ombres.

— Nous sommes trop loin pour voir, mais nous laisserons Falmouth par le travers vers huit heures.

Allday le regardait arpenter la chambre. Le café auquel il n’avait pas touché s’était renversé et gouttait lentement sur la toile à damiers du pont. Il était content de l’avoir réveillé afin qu’il pût entendre l’appel de la vigie : Terre devant sous le vent !

Le Lizard. Pas une pointe comme il y en avait tant d’autres, non, les côtes rocheuses des Cornouailles.

Bolitho ne se rendait pas compte du soulagement d’Allday, ni du plaisir qu’il éprouvait et qui lui faisait briller les yeux. Un nuage s’éloignait, l’orage menaçant laissait place à l’espoir. A cette heure-ci, elle devait être dans sa chambre sans même savoir qu’il était si proche.

Allday ramassa la tasse avec un grand sourire :

— Je vais aller chercher du café frais !

Il aurait aussi bien pu se taire. Bolitho avait sorti le médaillon qu’elle lui avait donné et le fixait ardemment, profitant des premières lueurs grisâtres qui pénétraient dans la chambre.

Allday ouvrit la porte qui donnait sur la minuscule office. Ozzard dormait, roulé en boule dans un coin. Avec des précautions infinies, il dégagea doucement ses bras qui reposaient sur le tonnelet de cognac et tourna très doucement le robinet au-dessus de la tasse.

On rentrait à la maison. Il porta la tasse à ses lèvres : les sifflets résonnaient de partout pour appeler les hommes à l’aube d’une nouvelle journée, ô combien différente.

Hé ben, mat’lot, c’est pas trop tôt !

 

Un seul vainqueur
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-18]Un seul vainqueur(1990).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html